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samedi 7 juin 2008

L'hégémonie des sens

Lise sortit de chez elle. L’air frais envahit ses poumons de telles sortes qu’elle eut l’impression qu’un torrent de fraîcheur lui parcourait le corps. Un peu mieux réveillée à présent, elle entama son chemin quotidien vers l’arrêt de bus tout en rêvassant, tournant la tête de tout côté dans l’espoir d’apercevoir un oiseau voyageant d’un arbre à l’autre, arbres peuplant les bois installés depuis, pour l’un, plusieurs siècles, pour l’autre, peut-être plusieurs décennies.

Son petit plaisir, mis à part de rêvasser et de chasser du regard les oiseaux était de traverser ce plus jeune bois aménagé pour les passants. Elle y traquait de son regard amusé les poules d’eau qui pataugeaient dans le cours d’eau puant et dégorgeant de pollution qui traversait et coupait le parc boisé en deux. L’une de ces deux parties était réservée au bon plaisir des passants qui flânaient souvent, où l‘empruntaient simplement comme Lise le faisait car quoi que l’on dise, ce parcours boisé était aussi un raccourci menant à l’arrêt de bus.

Elle aimerait y rester et observer les poules d’eau gambader de ci de là, elle aimerait visiter l’autre partie, séparée de la première par le répugnant cours d’eau. Celle-ci n’était pas fort grande mais il semblait y régner un ordre parfaitement naturel, une harmonie simple. Le lierre semblait protéger le sol de ses feuilles immenses. Il semblait envahir le tronc de chaque arbre dans un désir de possession suprême et sain. Lise se sentait si vulnérable face à tant de beauté naturelle, elle pouvait contempler le spectacle qui semblait être à jamais figé alors qu’une vie grouillait sous la ramure du lierre qui nous rendait aveugle tandis que le ramage des oiseaux peuplant les hauteurs nous rendait sourd à tout autre chose. Le mystère de la partie inaccessible persistait et persisterait car le respect et la peur de détruire l’harmonie d’un environnement régnaient dans le cœur de Lise. Elle ne ferait que regarder et écouter ce bois à la vie florissante.

Avant de quitter le monde de l’harmonie, Lise accordait un temps à l’écoute des chants suprêmes des oiseaux que personne ne pourra surpasser en musique tant leur perception des sons était parfaite. Ils n’avaient rien à envier à Mozart ou à Bach. De simples humains, aux organes vocaux et auditifs aussi imparfaits ne pouvaient rivaliser avec l’enchanteresse mélodie qui régnait là où un oiseau passait. Seulement ici, ce n’était non pas un seul mais tout une centaine qui offrait un concert indescriptible ajoutant à l’harmonie du lieu, inaccessible aux personnes insensibles qui peuplaient l’autre monde.

Passée le pont qui ramenait à la vie civilisée, Lise se retrouvait de nouveau dans le monde du macadam et des gaz polluants et puants. Elle suffoquait sous l’odeur infecte qui s’imposait chaque fois à elle. Les relents du cours d’eau étaient à côté une odeur aux doux parfums envoûtants. Elle sortit enfin pleinement de l’enclos qui menait au parc pour se diriger sans attendre vers l’arrêt de bus. La route passait juste devant et, anxieuse, elle accélérait le pas de peur de rater le transport qu’il lui fallait prendre. Souvent elle avait perdu trop de temps à rêvasser, malgré un pas tout de même rapide, et le bus passait devant elle sans l’avoir attendue une simple minute de plus. Elle s’asseyait alors sur le banc de l’arrêt, de préférence au bord pour éviter une malheureuse rencontre avec toute saleté indésirable, et attendait le prochain bus patiemment, en retournant dans son monde de rêverie dont le registre avait changé.

Lise avait les yeux grands ouverts à regarder passer chaque voiture, cherchant à détailler la couleur de chacune, dévisageant les conducteurs, devinant parfois une marque avant qu’elle ne la voit. Chaque voiture passait sous le crible scrutateur du regard de la jeune fille qui semblait ne jamais se lasser de déshabiller ainsi l’armature de chaque véhicule qui circulait devant elle. Elle n’en tirait aucune jouissance, aucun plaisir mis à part de faire découvrir à ses yeux des nouveautés tandis que son nez semblait se fermer à l’intrusion des odeurs et que ses oreilles semblaient ne plus entendre le vrombissement désagréable des voitures qui dévalaient l’avenue sans même un regard pour la jeune fille.

Quand enfin le bus arrivait, Lise se fermait au monde extérieur pour s’ouvrir au monde des livres, des mots. Elle plongeait alors dans un état second, une transe de l’imaginaire. La Terre, le bus, le bruit, la chaleur, les autres personnes n’existaient plus, les personnages du roman qu’elle lisait prenaient la place de toutes choses, leur aventure devenait sienne, leur monde remplaçait le sien ; mais durant un bien trop court instant. Le bus arrivait toujours trop vite à destination. Parfois pour prolonger encore ce moment d’évasion suprême, Lise boudait le métro pour descendre quelques arrêts plus loin et faire un bout de chemin à pied. De tout manière, pensait-elle, bus ou métro la route à pied était la même.

Ainsi, décidant de garder encore une dizaine de minutes le monde imaginaire qu’elle chérissait tant, elle se replongeait assidûment dans sa lecture, en gardant toutefois un œil distrait sur la route afin de ne pas manquer l’arrêt fatidique qui arrivait bien trop vite lui aussi. Et pourtant raisonnant sa passion des mots, elle descendait du véhicule et se dirigeait alors vers son lycée. Dès lors, tout revenait à sa place, la vue était stimulée par de nouvelles voitures, des passants pressés et des bâtiments aux détails infinis ; l’ouïe se réveillait au bruit désagréable du centre ville ; l’odorat était agressé par le flot continu émis par les pots d’échappement. Lise marchait alors rapidement, sachant qu’un lieu paisible et aux douces senteurs l’attendait un peu plus loin, le paradis s’opposant à l’enfer du boulevard. Durant la traversée du monde infernal, Lise gardait les yeux rivés vers le ciel, les dérangeant dans leur contemplation des feuillages des arbres et des gouttières des bâtiments pour voir si elle ne marchait pas là où il ne fallait pas. Heureusement, le monde de l’horreur faisait rapidement place à une rue menant à la transcendance. Les rayons chaleureux du soleil y avaient une place que le boulevard leur refusait. Lise s’exposait volontairement au disque jaune afin de sentir la chaleur la prendre, son élément était le feu, elle n’était bien que dans la chaleur soit du soleil soit celle de ses proches, cherchant toujours à avoir un contact comme pour se rassurer que jamais le froid ne la prendrait, du moins qu’il ne la prendrait pas tout de suite.

La transition piétonne était passée, Lise arrivait au paradis. Elle s’y engagea ouvrant chacun de ses sens. Elle passa d’abord devant une façade où un nom italien annonçait un restaurant typique du pays de la beauté et de la chaleur. Lise savait exactement où inspirer profondément pour recevoir un témoignage du pays qui la faisait tant rêver. Sa vue, son ouïe étaient sublimés au profit du parfum enivrant d’une pizza qu’on sort du four, d’un plat de pâte qu’on s’apprête à engloutir voracement. L’instant ne durait même pas une seconde mais Lise put ainsi voir de nouveau Rome et ses innombrables merveilles. Elle n’en avait vu qu’une infime partie, elle s’était promis d’en voir le reste.

Elle continua ensuite son chemin vers le lycée, les yeux observant chaque détail des maisons datant d’une époque qu’elle ne saurait déterminer mais qui la faisait rêver simplement parce qu’elles véhiculaient des souvenirs dont seuls les murs ont le secret, à jamais perdu par les mémoires imparfaites des hommes.

Le lycée se faisait de plus en plus proche mais Lise savait qu’un dernier moment d’intense plaisir des sens allait arriver. Il lui faudrait passer devant la boulangerie, fantasme de tout gourmand et gourmet. Elle se dirigeait ainsi d’un bon pas vers le dernier lieu avant d’entrer dans un univers encore tout autre. La vitrine s’approchait cependant doucement tandis que la porte ouverte laissait échapper des effluves qui faisaient saliver d’envie la jeune fille pressée de découvrir quelle merveille se cachait derrière les vitrines. Invariablement, c’était toujours les mêmes pains et pâtisseries qui peuplaient le coin reclus de la boutique dans laquelle une dizaine de personnes se pressaient tandis que le retentissement d’une sirène, éveillant à nouveau l’ouïe, annonçait la fin d’une vie ou le début d’une autre.

Le périple était fini. Lise poussa la porte de son lycée et un autre monde tout aussi exaltant s’offrait à elle. Chaque chose serait passée en revue, chaque détail serait étudié. Ainsi étaient faits les mondes de Lise.

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